— En gobant une palourde, vous plaisantez !

— Non, en voulant accéder à la guerre intérieure.

— Prêchée par les apôtres de Fuyu Khan ?

— Balivernes pour touristes ou pour esprits faibles. La mort est un prétexte, le combat se situe ailleurs.

Yamanote n’eut pas le loisir de répliquer. Songeur, il regarda les deux jumeaux remonter vers le marché où s’attroupait maintenant la quasi-totalité de la population d’Is’Khaï.

En abordant le Mai Hira pour s’y détendre, le « chercheur » reçut le premier avertissement sans préparation. Devant lui, en place de l’affreux terrain vague bordé par la mer, s’étendait une station balnéaire pourvue de tous les raffinements. Du moins au premier regard, car en poursuivant son observation, Yamanote s’aperçut que ses confins étaient inachevés, comme les bords d’un tableau avant les dernières touches. Du moins le crut-il un instant avant de vérifier qu’il s’agissait probablement d’un effet d’optique momentané dû aux vibrations solaires, puisque désormais le nouveau paysage s’avérait parfaitement en place jusque dans les moindres détails.

Durant quelques secondes, il regretta ses déflecteurs. Comment soumettre ce paysage à l’épreuve de vérité optique ? Puis il abaissa ses défenses. L’instant était venu d’accomplir sa mission sans œillères. Alors, il se laissa absorber par ce qui apparaissait comme une fiction très élaborée.

Surpris par le choc brutal de son nez contre un panneau de publicité pour une pellicule antisolaire, il examina la gigantesque créature qu’il venait de heurter. Moulée dans le plastique avec une précision obscène, sa nudité était tempérée par le voile transparent qui lui couvrait le corps des épaules au pubis. Corps qui exprimait bien la morphologie idéale des Is’Khiennes, tout en force, tout en rigueur, sans rondeurs féminines. Seins menus haut perchés, perçant sous le tissu, fesses musclées saillant de part et d’autre de la pointe du cache-sexe.

Ainsi, comme il commençait à le soupçonner, des démiurges inconnus disposaient d’une gamme d’illusions plus ou moins denses, qui allait des serviettes de table subliminales aux cloisons pénétrables de l’hôtel, jusqu’à cette ville balnéaire artificielle.

Si récente que nul ne la fréquentait encore. Yamanote s’engagea dans la rue principale prête à accueillir les touristes, avec ses magasins de souvenirs, ses bars, ses restaurants de fruits de mer aux terrasses fleuries, ses salons de massage, ses agences de location, véritable synthèse de tous les lieux similaires à travers la confédération.

Du sang ruisselait de ses narines. Yamanote l’épongea avec un mouchoir arraché à un distributeur public. La fiction suivait la logique jusque dans ses moindres détails.

Une centaine de mètres plus loin vers la mer, un bras jaillissait d’une façade dans un terrible geste d’appel. Le visage grimaçant d’un des vieillards aperçus la veille au square était inscrit dans le mur. Ses yeux grands ouverts exprimaient toute la fatalité du renoncement. Sans doute avait-il pu se débattre lorsque l’illusion l’avait pris dans son plâtre, car il avait creusé un cercle en se débattant. Pas assez fort pour se dégager entièrement. Le « chercheur » voulut vérifier ce qu’il était advenu de sa chair captive. Dans un magasin voisin, il se procura un harpon et tenta d’entailler la matière, d’une texture similaire à celle des constructions d’Is’kaï. Elle était si dure qu’il ne parvint même pas à l’entamer.

L’homme ouvrit les lèvres et dit d’une voix lasse :

— N’insiste pas, étranger, un Terrien n’a pas de pouvoir sur l’imaginaire. Je vais mourir en combattant pour Fuyu Khan, c’est un honneur pour moi.

— Quel combat ! Et où sont les adversaires ?

— Ceux qui cherchent à nier la fiction.

Sa tête pencha en avant. Il était mort. Aussitôt la matière le contamina, sa chair prit la couleur du mur brique. Quelques minutes plus tard, le vieillard avait l’aspect d’un bas-relief. Œuvre étrange en posture de cadavre.

En place de la darse sinistre où rouillaient des épaves, Yamanote découvrit une plage magnifique. Pourvue d’un interminable radeau de bois se développant jusqu’à plusieurs petits kiosques en mer. À marée basse, en effet, la pente de la grève était si faible que les baigneurs devaient s’engager assez loin pour rejoindre l’eau.

Au milieu du ponton, il se défit de ses vêtements, plongea, fit quelques brasses, prit pied. Sable si fin, si blanc qu’il en souleva un léger nuage, vite confondu avec la mer nacrée. Puis il nettoya son nez des croûtes de sang séchées, se coula à nouveau dans le milieu marin. Caresse.

Rafraîchi, il s’étala, nu, sur le bois rongé par le sel et les rayons solaires. D’un gris de soie. La chaleur l’attaqua tel un acide. Les crochets qui tenaient les lattes émettaient un son discret et tenace sous l’effet du clapotis. Un bruit sans âge qui le fit rêver un instant au grincement des roues, au bercement d’un char traîné par des bœufs, tel qu’il l’avait entendu autrefois dans un parc d’exposition à l’ancienne.

Cette sonorité lente, comme confite dans le temps, fut brutalement déchirée par les premiers cris des baigneurs qui déferlaient en bandes joyeuses sur la plage.

Yamanote ne se déplaça pas d’un pouce lorsqu’ils arrivèrent sur lui. Les yeux fermés, il écoutait le son de leurs pieds nus sur le caillebotis, imaginait des Is’Kiennes géantes.

— Ooooh !

Elle se tenait au-dessus de lui, jambes écartées, auréolée de soleil.

— Vous ne me reconnaissez pas ?

— Désolé, vous devez faire erreur.

— Le métro aérien, le tremblement d’air.

— Non, non.

— Enfin, vous êtes bien descendu à la station Gaw Shin, avant-hier dans l’après-midi ?

Peut-être avait-elle raison. Comme dans le rêve-implant, il ne voulait pas la reconnaître…

Une énorme explosion ébranla l’espace.

Le « chercheur », précipité dans l’eau au moment où il allait répondre, but une énorme tasse. Suffoquant, il jaillit à la surface et tenta de reprendre son souffle.

D’autres baigneurs se débattaient comme lui dans la mer. Le ponton n’existait plus. Ils dérivaient tous au-delà du port, à cent mètres de la jetée dont les moellons s’effritaient. La station balnéaire avait disparu. Au loin, sur le no man’s land retrouvé, ne subsistaient plus que les ruines fumantes d’un bâtiment rectangulaire.

— Ça y est, ils ont réussi !

La jeune femme semblait radieuse.

— Réussi quoi ?

— Venez avec moi, on va voir.

Sans plus attendre, elle nagea vigoureusement vers le quai, entourée par la joyeuse bande d’Is’Khiens qui l’accompagnait tout à l’heure. Yamanote les suivit.

En approchant du bord, ils passèrent au-dessus d’un insolite cimetière sous-marin, où pourrissaient les restes corrodés de ces engins à grosses roues enchaînées que le « chercheur » avait remarqués la veille. Sur les rochers spongieux où grouillaient les crabes aux pinces bleues, ils ramassèrent les vêtements qu’ils y avaient déposés. Tous sauf Yamanote qui les avait perdus au large.

Le pire n’était pas sa nudité, mais que le sol soit jonché d’éclats pointus qui lui déchiraient les pieds.

— Attendez-moi !

La jeune femme s’immobilisa dans sa course. Elle n’avait rien d’une géante. Au contraire, avec son corps menu sous ses habits raides, son blanc visage triangulaire, sa coque de cheveux noirs tressés, laqués, la créature semblait issue du versant lumineux des légendes.

— D’abord, est-ce que vous me reconnaissez ?

— Maintenant, il me semble.

— Faux-semblant ! C’est toujours un peu dur d’entrer dans la fiction pour un néophyte. Suivez-nous, si vous le pouvez.

Yamanote essaya de courir, mais la douleur l’arrêta aussitôt.

Péniblement, il avança parmi les détritus, choisissant les passages les moins épineux. Après plusieurs minutes de cet effort exténuant, il acquit une certaine habileté et bientôt se mit à courir. Quand il s’arrêta, la plante de ses pieds était en charpie, le sang battait dans ses chevilles gonflées.

En place du restaurant chinois remarqué la veille, s’ouvrait un cratère fumant.

— D’après vous, ce n’est pas accidentel ?

La jeune femme le dévisagea sans sourire.

— Pas plus que les tremblements d’air.

Soudain son visage se durcit.

— Foutez le camp d’ici ! Notre vie ne vous concerne pas.

— Ush’Gara n’est pas du même avis.

— Un partisan de la quiétude, toujours en retard d’une révolution.

— Si vous m’expliquiez ce que ça veut dire.

— À une condition…

Les ruines étaient cernées par des Qediens en armes.

L’Is’Khienne se glissa derrière lui. Yamanote sentit la rude bure de sa robe lui frotter les fesses. L’effet fut immédiat. Elle chuchota.

— Cachez-moi, je vous récompenserai.

— Comment ?

— En pensant avec moi.

— Je veux dire : « Comment me récompenserez-vous ? »

Pour toute réponse, des bribes d’images surgirent dans son esprit. Des fragments de plage, de vagues, de palmes frôlant la grève.

Le « chercheur » essaya de se concentrer, de rassembler ces éléments épars de l’illusion précédente pour tenter de la reconstituer, mais la chaleur diffuse du corps pressé contre son dos le distrayait.

— Faites un effort pour reconstituer la fiction, vous êtes sur la bonne voie. Laissez-vous faire. Imaginez que vous êtes allongé contre moi sur la grève, que nous allons nous aimer.

Cette invitation fut fatale à Yamanote. Son excitation était si violente, son désir si évident qu’il ne parvint plus à concrétiser ses premières visions. Comme sur un écran mal réglé, elles s’effilochaient, se pulvérisaient en traits de lumière polychrome. Ses efforts si maladroits, accomplis pour stabiliser les derniers vestiges d’un songe, rompirent son contact mental avec l’Is’Khienne.

— Dégagez, ou nous tirons.

Les policiers qui avaient déjà dispersé les badauds, arrêté une poignée d’Is’Khiens, s’étaient rapprochés de Yamanote et le braquaient. Un Qedien de haute taille se planta devant lui. Il ne portait aucun insigne distinctif de sa fonction, mais son visage parlait pour lui. Ses yeux fendus en étoile, très rapprochés de son fort nez busqué, exprimaient un calme sévère.

— Je m’appelle D’Hin Itri et je dirige les services de sécurité de cette île. Cette femme est en état d’arrestation. Je vous prie de vous retirer.

— Êtes-vous sûr que la confédération approuve ces pratiques ?

— Le délit d’illusion n’est plus punissable depuis le concordat, affirma l’Is’Khienne.

— Quels sont donc vos motifs ?

— Destruction de biens publics. La station balnéaire n’a été suggérée que pour masquer la destruction du restaurant chinois.

— Mais je peux prouver son innocence, nous étions ensemble pendant l’explosion.

— Pouvez-vous prouver que vous viviez dans le vrai.

— Regardez mes pieds, nous avons couru jusqu’ici depuis plus d’un kilomètre.

— Je vous prie de m’accompagner comme témoin.

La jeune femme profita de cet affrontement pour s’enfuir d’un bond, et se jeter dans le cratère où elle se volatilisa. Les rayons rubis des fusers ne rencontrèrent que le vide.

Pour accueillir cette disparition, les prisonniers hurlèrent d’un seul cri. Puis recommencèrent à un rythme de plus en plus rapide, violent halètement jaillissant du fond de leurs poitrines :

« Fuyu Khan, Fuyu Fhan, Fuyu Khan… »

Surpris par la fureur que cet appel ténébreux provoquait en lui, Yamanote hurla :

— Taisez-vous !

— Elle a rejoint sa propre fiction, ce qui l’accuse formellement.

D’Hin Itri examina la paume de sa main droite avec circonspection, puis le dos. Son index s’attarda sur une excroissance charnue à la base de la première phalange. Il replia son poing, et frappa avec sécheresse dans son autre main.

— Vous êtes libre. Mais je vous conseille d’appeler votre ambassade si vous ne voulez pas vous faire expulser dans les vingt-quatre heures.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Parce que j’ai envie de voir comment un sale cochon de confédéré va se tirer de toute la merde qu’il a semée.

La Mai Hira se dressait toujours à l’entrée d’Is’Khaï, comme une première balise de la réalité. Yamanote fut soulagé de retrouver sa chambre, même si elle n’offrait pas toute l’imperméabilité qu’il eût souhaitée.

Pour la première fois depuis le début de sa mission, il avait des raisons de soupçonner que les grands échangeurs d’autoroutes de Qedo, tranchés à vif dans le tissu urbain, n’étaient pas seulement décoratifs, que les tremblements d’air avaient sans doute des causes moins météorologiques qu’il n’y semblait et que la réalité is’khienne méritait qu’on la soumît à des tests plus précis que ceux du regard. Le « chercheur » n’avait aucune preuve formelle de ses découvertes, seulement une illusion, des allusions. Is’Khiens et Qediens s’arrangeaient pour le mettre en présence de faits inacceptables, pour en évoquer d’autres auxquels ils ne fournissaient aucune explication. En conclusion, tous l’accusaient d’une part de responsabilité dans les événements qui se tramaient, comme si sa simple présence les eût provoqués.

Et pour la première fois depuis qu’il exécutait ses missions, le « chercheur » se sentait remué par la violence de l’affrontement. Jamais il n’avait ressenti avec une telle acuité la perversité de l’influence terrienne. Tous ses doutes sur la portée civilisatrice de l’expansion galactique trouvaient motif à s’exprimer. Ce film projeté dans l’hydralux sur ses révoltes adolescentes n’était pas un effet du hasard. Il lui rappelait avec précision combien les degrés d’appréciation de « l’intelligence » varient selon sa position dans la hiérarchie des êtres vivants. Comme s’il n’y avait qu’une interprétation possible de l’univers, détenue par les seuls humains et ceux qui se ralliaient à leur point de vue : un enchaînement de faits et de conséquences destinés à l’essor de l’homme, une réalité dont la structure logique ne pouvait jamais être remise en cause.

Absurde !

Yamanote Shimbashi venait d’en recueillir les preuves. Les Is’Khiens, considérés comme des parias à Qedo, détenaient l’étrange pouvoir d’effacer le réel ordinaire en matérialisant des concepts nouveaux. Avec une puissance évocatrice si palpable que rien ne parvenait à les désagréger tant qu’ils désiraient leur persistance.

Si la théorie de D’Hin Itri était juste, les créateurs d’illusion semblaient s’opposer par la violence à la construction de bâtiments traditionnels sur leur territoire. Par exemple, ils avaient fait exploser le restaurant chinois. Comme l’échangeur d’autoroute à Qedo. Mais cette dernière affaire devait être très ancienne, vu la cicatrisation presque invisible de la ville autour de cette blessure. Cet ouvrage d’art datait sûrement du ralliement de la planète à la confédération, à une époque où le souhait des nouveaux affiliés visait à se conformer le plus possible aux colonisateurs (le mot n’était pas inexact, seulement prohibé), en bâtissant sur leur territoire des modèles exportés et déjà obsolètes.

Donc, la guerre avait commencé dans la capitale. Aujourd’hui, elle se cantonnait à ce terrain vague autour d’Is’Khaï où les derniers résistants pratiquaient la politique de la terre brûlée.

Par ce choix entre imaginaire mouvant et réalité figée, entre fiction onirique et quotidien vérité, Yamanote se sentait concerné. L’enjeu valait un engagement. En souvenir d’un temps où son imagination n’était pas emprisonnée dans le quadrillage serré d’une grille de lecture culturelle. Le moment de la libération était peut-être proche.

La nuit tombait brutale. C’était l’heure du repas. Personne ne circulait plus dans l’hôtel. Par la fenêtre ouverte, les lumières de la terrasse d’en face l’attirèrent. Les stores latéraux du restaurant voletaient légèrement sous le vent du soir. Quelques dîneurs mangeaient en silence. Shimbashi sentit monter une faim insatiable. Pour atteindre l’immeuble, il fallait franchir le grand collecteur à ciel ouvert dont la puanteur nocturne était effroyable. Puis accomplir un vaste détour par le terrain vague pour éviter les forces de police stationnées sur les bords de la fosse. Enfin revenir par le port de pêche où semblait naître un regain d’activité.

L’odeur abjecte de l’égout imprégnait encore ses vêtements quand il entra dans l’ascenseur.

— Un couvert, Shimbashi ?

— Vous me connaissez ?

— Qui n’aurait pu entendre parler de vous ? L’Is’Khien lui écarta le siège de la table et l’aida à s’asseoir. La douceur de la nuit. Yamanote respira.

— Vous désirez des spécialités du pays ?

— J’ai surtout soif, avez-vous du vin ?

— Non, ces messieurs ont pris les dernières bouteilles.

Le « chercheur » regarda dans la direction des Is’Khiens attablés qui l’observaient en souriant.

— Peut-on vous inviter à notre table ?

— Avec plaisir.

Le plus grand des convives se leva pour l’accueillir. Debout, dans son parallélépipède de bure noire, il semblait dépasser de son cercueil. Ses compagnons portaient des habits tout aussi géométriques, mais moins rigoureux.

À peine assis, la question clef fusa :

— Alors, vous avez négocié vos premiers achats d’Is’Khaï ?

— Non, je m’y prépare demain.

— Vous tombez bien, je suis producteur. Ce vin-ci vient de mes terres. Voulez-vous le goûter ?

Shimbashi tendit son verre qui s’emplit bientôt d’un liquide couleur de nuit.

— C’est du rouge ?

— Non, le vin d’Is’Khaï résonne avec la lumière, clair le jour, sombre la nuit.

Les trois hommes levèrent leurs verres simultanément.

— D’où venez-vous, Shimbashi ?

— De Terre.

— Ah ! Comment dites-vous là-bas pour trinquer ?

— À votre santé.

— C’est joli.

L’Is’Khien traduisit pour ses amis qui paraissaient mal comprendre le transcrit. Avait-il mal prononcé ou son interlocuteur souhaitait-il jouer du calembour ? Les deux hommes se levèrent et répétèrent à l’unisson :

— À votre chanter.

La tentation de rectifier le sens du toast fut brève. D’ailleurs l’envie lui prit de pousser un air, une comptine d’avant-boire qu’il avait recueillie où ? Bien qu’il en ignorât le sens, les paroles en langue étrangère jaillirent spontanément comme s’il les avait entendues la veille.

À la suite, il absorba une infime goulée du verre minuscule. L’effet fut différent de son premier essai. Cette fois la saveur se diffusa immédiatement dans son palais et le saisit tout entier. Une ivresse étrange s’ensuivit, aussi subite qu’un champagne, moins grisante, plus profonde. Au lieu de perturber ses sens et d’en accroître la perception, de ressentir une expansion virtuelle de son esprit dans l’espace, elle favorisa au contraire son intériorisation, induisant une intimité exquise avec son corps, libéré des barrières qui isolent l’organisme de la conscience. Le vin d’Is’Khaï lui permettait enfin de savourer le fonctionnement de son métabolisme. Ne plus rester seul dans sa boîte crânienne, jouir de soi. À l’écoute des transformations moléculaires, percevoir les échanges biochimiques dans son sang, sentir leur flux se développer le long de ses nerfs, à l’intérieur de ses os, de ses muscles, de ses fibres lisses. Se délecter de ses métamorphoses.

Et surtout, l’ivresse ne retomba pas quand il eut absorbé deux autres verres ; elle se prolongea au-delà du premier bien-être. Il devint plus que Dieu : un individu, dans sa plénitude absolue. Ce qui ne lui monta pas à la tête, au contraire, Yamanote n’avait plus besoin de s’affirmer avec agressivité. Il se connaissait maintenant.

Les trois Is’Khiens n’avaient pas fait la fine bouche à chaque tournée générale. Leurs yeux traduisaient la même euphorie d’être qui transportait le « chercheur ».

— Comment se fait-il que la confédération entière n’abuse pas de ce vin ?

— À l’exportation, il tourne facilement.

— Tout le monde ne l’encaisse pas.

— On rapporte des morts subites, des accidents cérébraux.

— Aide-t-il vraiment à créer l’illusion ?

— Avez-vous essayé ?

Yamanote Shimbashi se concentra sur l’idée d’un simple jeu électronique qui faisait fureur dans les petites classes. Devait-il concevoir le moindre circuit pour le matérialiser ici, devant ses yeux ? Ou simplement imaginer la caisse noire et luisante avec ses traversées d’éclairs ? Dans le premier cas, l’essentiel des informations lui faisait défaut. Il tenta donc une approche extérieure. Sans résultat notable.

Avait-il cru voir une ombre sur la nappe ?

— Toute création est collective, Shimbashi, ne le saviez-vous pas ? Demandez-le à Ech’Nort qui a fait l’expérience de la folie.

Yamanote se tourna vers l’homme habillé en sphère qui se tenait à son côté droit. Des yeux de caramel, une bouche sucrée, un nez en bouton de fleur. Sa mignonne petite face contrastait avec celle des autres convives. Lui seul avait des bras normalement proportionnés à sa taille.

— Ma façon d’être vous étonne ?

— J’ai appris à voir les autres comme s’ils étaient moi-même.

— C’est une tête et un corps que je me suis inventés, il y a bien longtemps. Maintenant, ils ne me quittent plus. Et pourtant, depuis, j’ai bien changé.

Son accent était tel que sa prononciation en transcrit laissait un doute quant au sens de la phrase.

— Vous voulez dire que vous regrettez. Alors, pourquoi ne pas l’effacer ?

— Impossible, je suis devenu singulier.

— Il veut dire que la volonté ne suffit pas à créer l’illusion, il faut parfois le consentement des autres. Tous le voient désormais de cette façon. Son désir de se transformer à nouveau est impuissant.

— Donc, si je voulais…

— Vous pourriez, par surprise, produire quelque chose sous l’influence du vin. Mais personne ne viendrait à votre secours pour l’admettre, sans que vous ayez subi une initiation.

— Et la plage, cet après-midi, la station balnéaire ? Pourquoi ai-je pu pénétrer la fiction alors que je n’y étais pas préparé ? Et l’explosion du restaurant chinois. Comment la police de Qedo a-t-elle été leurrée à ce point ?

— Ce sont des choses dont Li’L’Dia peut seule vous parler.

— Où puis-je la trouver ?

— À l’Arbeit salon.

— M’y conduiriez-vous ?

— Mangez d’abord votre repas, nous avons toute la nuit.

Une volaille en vessie fumait en effet dans le plat de service. Ech’Nort, d’un air gourmand, fendit la mince croûte d’algues sous laquelle elle avait gonflé. Un arôme fétide s’en échappa. Yamanote, qui tendait déjà son assiette, la recula.

— Ne vous fiez pas à l’odeur. Cette bête est préparée comme un fromage.

— Foi de To’Proï, c’est une recette de choix.

Jamais le « chercheur » n’avait éprouvé la gastronomie avec une telle intensité. Le vin d’Is’Khaï l’amenait à suivre jusqu’à sa phase finale l’assimilation de chaque bouchée, distillant tous ses sucs à travers ses voies digestives, lui parfumant le corps autant que l’âme.

Le plaisir était trop puissant. Ivre dès cet instant, il perdit le contrôle de ses actes.

Les faits s’enchaînèrent sans suite. D’abord, l’Is’Khien anonyme se leva et s’inclina.

— Je suis mort, dit-il.

Puis s’écroula. Il sembla à Yamanote qu’on emportait son corps. La première bouteille y était passée. On mangeait des œufs crus brouillés avec des fruits amers.

— À votre chanter.

Le « chercheur » trinqua, cette fois sans la comptine qu’il aurait été incapable de bredouiller.

— Ah ! Qu’on est bien ensemble ! Toi Shimbashi de la Terre, moi To’Proï d’Is’Khaï.

— Qu’on est bien ensemble, ajouta Ech’Nort.

Vrai qu’ils étaient bien, très bien. Durant l’heure qui suivit, personne ne trouva rien à ajouter.

D’un air rêveur Ech’Nort suggéra :

— Si nous l’emmenions au club, maintenant ?

— Pourquoi pas à l’Arbeit salon ? proposa Yamanote.

— C’est la même chose.

La coordination de leurs membres avec leur cerveau n’était pas absolue ; aussi descendirent-ils bruyamment par le petit escalier de secours. Le no man’s land était désert. Tous les projecteurs étaient éteints. À cette heure de la nuit, la chaleur émanant du sol faisait évaporer la rosée, transformant l’atmosphère en étuve. Ils zigzaguèrent parmi les ruines pour atteindre le grand collecteur. To’Proï s’immobilisa sur le petit pont en dos d’âne et surveilla l’eau noire. Dans la lumière diffuse, Yamanote crut voir bondir un énorme poisson luisant qui disparut dans un frissonnement du cloaque. Des ondes concentriques épaisses clapotèrent bientôt sur les rives de béton.

— Comment pouvez-vous vivre à côté de cet égout répugnant ?

— Malgré la domination de Qedo, Is’Khaï a encore son autonomie de gestion. Si la ville était plus propre, nous ne serions plus maîtres de la situation, et les promoteurs rappliqueraient en foule.

Cette réponse éveilla d’autres échos dans l’esprit du « chercheur ». Il tenta de poursuivre son interrogatoire. L’air hostile de ses compagnons de beuverie l’en dissuada.

Maintenant, il avait atteint un troisième stade de l’ivresse où sa pensée s’intégrait à son contexte organique, sans aucune des interférences ordinaires entre perception sensorielle et raisonnement, source de conflits internes. Yamanote Shimbashi se percevait comme extra-lucide.

Dans la ville scarabée, les trois compagnons de rencontre atteignirent une sorte de monument bizarre. Hommage géant au transport automobile défunt composé d’un malabar de la dernière génération, capable de transporter une fusée à travers un continent. Sur sa carrosserie peinte en rouge, le mot club était bombé en transcrit. Ses essieux reposaient sur quatre dalles. Ils pénétrèrent dans le monument de tôle par l’ancien réservoir à combustible où une entrée provisoire avait été forée grossièrement. L’ancien conteneur avait été divisé en appartements de taille respectable. Le « chercheur » allait enfin pénétrer dans une demeure is’khienne.

Dissimulée au cœur du métal par une absence de faille dans la continuité, la porte ne se remarquait pas. Un travail d’ajustage qui tenait de la perfection.

Une Is’Khienne aux cheveux taillés en carré se présenta à eux avant qu’ils aient eu le temps de s’annoncer. Yamanote ne comprit aucune de ses paroles. Mais il s’agissait sans aucun doute d’un accueil chaleureux d’après les transports d’affection dont elle gratifia Ech’Nort et To’Proï. Sans manifester à aucun moment qu’elle ait perçu la présence du Terrien.

— Voilà Shimbashi, il est avec nous.

— Le vin ne l’a pas rendu malade ?

— Juste ce qu’il faut pour passer.

— Bonheur à vous, Shimbashi.

L’hôtesse n’était pas grande, mais ses épaules solidement charpentées, sa coiffure en brosse, ses mains aux doigts d’une longueur identique, sa toge en trapèze et ses larges pieds courts lui conféraient une apparence de solidité tranquille. Dès qu’ils eurent pénétré dans le salon, Yamanote remarqua combien ses yeux sombres, ses hautes pommettes, ses lèvres minces et son menton abrupt s’alliaient avec le reste de son corps. La morphologie de l’Is’Khienne semblait due à un sculpteur, plutôt qu’au hasard de la génétique. À part un nez camus qui ne cadrait pas avec son visage, tout en elle exprimait la révolte, l’acceptation d’un idéal, la volonté du sacrifice au combat.

— J’espère que je n’ai pas outrepassé mes droits en pénétrant chez vous ?

— C’est un club ici, ouvert à tout le monde, surtout aux amis de mes amis. Ne vous inquiétez pas, et laissez-vous guider, To’Proï est d’excellent conseil.

Dommage que le transcrit ne permît pas une vraie liberté d’expression, sinon Yamanote aurait été enclin à modifier ses phrases, pour leur donner un tour plus intime, pour entrer dans un rapport plus affectueux avec ses hôtes. Il adhérait tant à leur mode de comportement, à leur façon de penser par ellipse, sans s’embarrasser des ponts obligés du langage pour communiquer, à leur volonté collective d’imaginer, de créer, qu’il avait le sentiment de rencontrer enfin des parents proches, des concitoyens. S’il avait eu l’occasion de rêver à une civilisation créée par les « chercheurs », elle aurait ressemblé à Is’Khaï. En lui s’accomplissait un mystérieux travail sur la conscience. Tous ses refoulements accumulés depuis l’enfance montaient à la surface. La confédération devenait le symbole de ce qu’il exécrait. Parce qu’elle niait l’imaginaire de chaque être, de chaque peuple pour imposer ses stéréotypes.

Une question se posait désormais : n’avait-il pas accompli toutes ses missions, depuis tant d’années, seulement dans l’obscur désir de découvrir une voie de fuite, un lieu d’accueil, un moyen d’entrer dans la dissidence ?

Ech’Nort se dirigea vers une sorte de comptoir composé d’une centaine de casiers. Il en retira une bouteille étiquetée à son nom.

— Allons nous asseoir, la soirée commence.

Dans la lumière rose bonbon du salon laqué au parfum de boudoir, le vin prenait une teinte pêche.

— Ici, il s’éclaircit, remarqua Yamanote.

— Ce n’est pas du vin, mais de l’alcool d’Is’Khaï, nous allons passer à la vitesse supérieure de l’ivresse. Et peut-être acquérir de nouveaux pouvoirs. Venez Shimbashi.

Bien dans la tradition de l’île et de ses habitants, les sièges géométriques n’incitaient pas au farniente. Curieusement, le « chercheur » était tellement en phase avec ses muscles, sa peau, son organisme, qu’il se coula agréablement dans le fauteuil aux lignes raides que lui offrit To’Proï.

« Comme une pieuvre dans un bocal », fut l’image qui lui vint à l’esprit.

L’alcool n’avait pas plus de saveur propre que le vin. De la même manière, son arôme s’identifiait à qui le buvait, avec seulement plus d’intensité. Un extrait de soi.

Dès la première gorgée, la taille de ses compagnons lui parut s’amenuiser, comme s’ils venaient de s’éloigner. Mais leurs voix toujours aussi proches.

— Avez-vous jamais regardé un écran ? demanda Ech’Nort.

Le petit Is’Khien au visage de poupée ressemblait à un bibelot posé sur un meuble. Et l’écran qui venait de se démasquer sur le mur, à un écran.

— Sans doute ! Qui dans la confédération n’en a pas vu un ?

— Je ne parle pas de ça, mais de lire réellement ce qu’on y voit, pas nécessairement dans le sens de la trame.

— Ça dépend du programme.

— Ne vous faites pas aussi sot que vous voudriez bien le paraître, réfléchissez.

Pressentant qu’il allait enfin approcher d’une vérité rare, Yamanote but coup sur coup plusieurs verres d’alcool pour masquer son angoisse. Désormais, ses facultés de « chercheur » apparaissaient à fleur de lui. Il le percevait dans ses relations avec les deux Is’Khiens. Depuis quelques instants, elles auraient pu se passer de mots.

Sa silhouette se dessina sur l’écran, se précisa, prit du relief. Il marchait vers la ville nocturne.

— Je croyais que les caméras étaient interdites sur l’île ?

— Aucun appareil ne vous a filmé, c’est vous qui marchez sur l’écran. Parce que nous le désirons ensemble.

— Sans aucune concentration particulière ?

— Blague de mystique ! La création est spontanée, elle surgit d’un accord organique parfait, pas d’une séance de musculation cérébrale.

— Et où vais-je ?

— Où vos pas vous conduisent. Vous décidez.

D’abord, Yamanote tempéra l’air du soir, pour que l’ambiance de la nuit ait une douceur terrestre. Se sentir en harmonie. Puis il sinua dans les ruelles d’Is’Khaï à la recherche d’un établissement dont il ignorait l’emplacement mais qu’il reconnaîtrait. Pour balise, un énorme ptodon, sorte de singe archaïque propre à la planète. Le corps grandeur nature, réalisé avec un souci minutieux de vérisme, se tenait suspendu aux cintres par les bras, tendus dans un puissant geste d’élan.

— C’est l’Arbeit salon de Li’L’Dia ?

— Les premiers envahisseurs l’ont appelé ainsi. À l’époque, ils croyaient que c’était un bordel, c’en est devenu un.

— Et maintenant ?

— Faites vous-même l’expérience.

Le « chercheur » se dirigea vers la silhouette du singe, nimbée d’éclairs électriques. Calme d’apparence, mais tremblant d’émotion. Car il était à la fois celui qui marchait dans la nuit d’Is’Khaï et le créateur de cette situation, en compagnie d’Ech’Nort et de To’Proï. Chacun des deux Shimbashi percevait ses propres sentiments. Celui du club détenait en plus la capacité d’enregistrer les impressions de celui qui entrait à l’Arbeit salon. Auteur et acteur de la scène qu’il définissait, Yamanote ne savait exactement où se situait son insertion dans la réalité.

L’aurait-il d’ailleurs souhaité qu’il se savait incapable de s’opposer à ce phénomène de dissolution générale des catégories.

Surtout dès l’instant où Li’L’Dia se présenta à lui. Son corps blanc, pour toujours attaché à l’image de mer et de soleil, frémissait sous un voile évanescent, soulignant d’un liséré blanc l’architecture fragile de son squelette. La pâleur de son visage l’étreignit. Deviendrait-il bientôt aussi blanc ?

Sans dire un mot, elle l’invita à entrer. L’Arbeit salon se présentait comme une suite de petites chambres séparées par une série de cloisons traversables. L’Is’Khienne le conduisit au centre du lieu, absolument désert, et s’étendit sur le lit à rubans.

— Avez-vous découvert ce que vous cherchiez ?

— Pas encore, j’attends la révélation.

— Et vous pensez que je vais vous aider ?

— Si tel est votre désir.

— Qui vous envoie ?

— Personne, un « chercheur » est libre de ses missions.

— Mais il est au service de la confédération.

— S’il juge son travail positif.

— Au nom de quel idéal ?

— La liberté de chacun.

— Et qui la définit ?

Yamanote n’avait pas l’intention de mentir. Jusqu’alors il ne s’était jamais révolté face à un conflit de ce type. Il avait toujours tenté de gommer ce qui ne ressemblait pas au modèle. Sincèrement. Parce qu’il croyait aux vertus objectives de son regard. Aujourd’hui, le « chercheur » saisissait enfin qu’il existe autant de façons de voir et de comprendre que l’univers contient d’individus. Chacun peut s’identifier à la vision de l’autre. D’une éphémère persistance naissent les sociétés. Oui créent un songe collectif. Par un souci d’éternité commun aux créatures mortelles, la terreur de voir disparaître ce songe fige les idées. La culture dominante devient alors prédatrice d’autres concepts. Pourquoi ne pas instaurer la mouvance ?

— Ma liberté.

— N’avez-vous pas conscience d’en être prisonnier ?

— Pour l’instant, ma prison, c’est vous.

Elle sourit.

— Allongez-vous près de moi, Shimbashi.

Il s’exécuta. Le corps de Li’L’Dia semblait de glace. Yamanote était aussi froid.

— Voyez-vous, l’un et l’autre ne sommes que des projections de nous-mêmes sur un écran. L’endroit n’existe pas, notre organisme est illusion, notre chair simple trame électronique. Pensez-vous que nous ayons réuni les conditions pour nous aimer librement, sans aucune des contingences qui nous opposent ?

Quelqu’un, là-bas, frémit, peut-être lui. La chaleur s’insinua jusqu’au plus infime de ses capillaires. Un regain de priapisme.

— Techniquement, oui.

— Êtes-vous amoureux de moi ?

— Plus que de vous, du mystère que vous contenez.

Elle le déshabilla lentement, il défit son voile. Au moment même où il allait l’enlacer, une portion du salon s’effaça, révélant le décor de ruine entrevu dans le rêve-implant. À travers les bourrasques de fumée noire, les îlots d’incendie, des pans de murs écroulés se dressaient, tragiques dans le ciel livide. Un sentiment de désespoir absolu l’envahit. Li’L’Dia l’enlaça pour effacer l’idée de suicide qui l’étreignait.

— Fuyu Khan rôde toujours à la recherche de nouvelles victimes. La sexualité rend vulnérable. Mais il est impuissant quand nous maîtrisons l’illusion du sentiment.

Yamanote sentait ses forces décliner.

— Pourquoi lui offrir alors des sacrifices ?

— C’est ce qu’insinuent les Qediens. Au contraire, nous luttons contre l’impéritie de l’univers en opposant la fiction à la réalité, pour vaincre la mort.

— Ce qui implique des victimes. Moi, par exemple.

— Il arrive que certains choisissent la clandestinité, pour éviter la contamination. À cause de leur matérialisme imbécile, les Qediens ont adopté tous les fantasmes de la confédération. Depuis, nos rêves sont imprégnés de terreur et de doute. Voilà d’où est née la guerre intérieure.

— Dont vous voulez me faire complice.

— Ce n’est pas notre but. Nous voulons seulement vous initier à la fiction, pour vous libérer de votre culture.

— Par l’intermédiaire du vin !

— Le vin est un prétexte. Un rite de passage est nécessaire pour accéder à sa propre liberté. Actuellement, nous usons d’un artifice technologique classique pour vous aider à visualiser vos pulsions. Plus tard, nous vous apprendrons à vous priver de ces subterfuges pour créer l’illusion. La « fiction dure », comme nous l’appelons en is’khien.

Elle s’étendit sur le dos en l’attirant. Les ineffaçables images de ruine du rêve-implant se superposaient à son corps nu, blanc, épanoui, désirable. Bien avant l’orgasme, Li’L’Dia disparut sous lui. Son sexe pendait lamentablement entre les rubans. Hébété, il se leva, se présenta devant le petit lavabo pour se laver. Sa propre image persistait difficilement dans le miroir. Allait-il passer de l’autre côté ?

L’écran s’éteignit. L’ivresse se retira du « chercheur » tel un reflux d’équinoxe. Il se leva. To’Proï et Ech’Nort le dévisageaient avec insolence.

— N’avez-vous pas joui ?

Yamanote se rua vers la sortie et regagna le Mai Hira en courant. Comme il s’y attendait, il ne parvint pas à s’endormir. Aussi, après deux heures de retournements sur sa couche, prit-il une décision tactique : à tout prix, reprendre sa caméra pour explorer la réalité d’Is’Khaï.

Traversant les ombres de parois qui séparaient les chambres, le « chercheur » vérifia le sommeil des dormeurs, puis gagna le hall de l’hôtel. Ses pieds douloureux faisaient un bruit mouillé sur le dallage.

Le portier de nuit dialoguait devant un interécran noir.

— Oui, monsieur Ush’Gara, il va probablement tenter de la voler, dois-je l’en empêcher ?

— S’ils l’apprenaient, personne ne maintiendrait plus notre illusion de Mai Hira.

— …

— À moins qu’il n’ait acquis une certaine maîtrise de la fiction… Vous le confirmez, soit ! Moi je prétends qu’une fois cet instrument en main, nul ne pourra l’arrêter. Qui sait les dégâts qu’il risque de causer… Vous en répondez, je vous en laisse la responsabilité.

— Que je prévienne d’Hin Itri, c’est astucieux.

L’homme développa ses longs bras dans l’espace, prit sa tête entre ses mains et massa doucement ses temporales, longuement. Puis il s’enfonça vers l’office, revint et fit semblant de s’assoupir. Yamanote s’engagea dans le couloir qui s’ouvrait derrière le bat-flanc. Bien vite, il découvrit l’armoire vitrifiée qui servait à abriter les objets précieux dans les hôtels de la confédération. En principe, celles-ci résistaient à toutes les formes d’effraction. Pas ce modèle dont la porte à guillotine avait subi une bizarre torsion, se lovant sur elle-même ainsi qu’une feuille de papier roulée. Yamanote saisit sa caméra et sortit.

L’aurore pointait. Ciel bitumineux des tropiques que la ligne d’horizon, déjà portée au rouge comme une résistance électrique, allait chauffer à blanc.

L’engin en main, le « chercheur » avait conscience de tenir une arme dangereuse. Donc agir prudemment. Il plaça son œil droit devant le viseur et enclencha la recherche à distance. L’essai consistait à tester d’abord la caméra sur un objet de petite taille afin de réduire les risques. Quels risques ? N’avait-il pas été surpris par un Is’Khien utilisant ce type d’appareil dans le couloir secret du consulat de Suisse à Qedo ? Il ignorait à quelles fins. Mais la connaissance de l’itinéraire à suivre afin de serrer au plus près la ligne de partage entre réalité et illusion passait obligatoirement par le regard électronique de cet appareil.

À cinq cents mètres de lui, Yamanote isola un gros caillou sur la grève. Sur une pression du doigt, l’analyseur numérique transmit l’image stéréo à la mémoire. Aucun décalage n’était discernable entre la vision suggérée par le moniteur et la réalité. Alors, il braqua la caméra sur l’aile gauche de l’hôtel masquée par une haie, réduisit encore le champ de manière à définir une portion de mur qui ne mettrait pas en cause la résistance du bâtiment, appuya sur le déclencheur. Aucun effet notable dans l’immédiat.

Le mystère d’Is’Khaï concernait la définition du réel, et la persistance rétinienne n’établissait-elle pas la meilleure preuve de l’existence des choses ? Il fit défiler l’image sur l’écran de contrôle. Au moment même où il vérifiait si la prise de vues était identique au modèle, un rectangle de vide se découpa à l’endroit qu’il venait de filmer.

Ainsi l’illusion disparaissait lorsqu’on la soumettait à l’épreuve de la photographie. Yamanote sentit son cœur battre. Il s’approcha du mur de l’hôtel, posa sa main à l’emplacement qu’il avait défini dans son viseur. Elle passa à travers.

Voilà pourquoi l’espion d’Is’Khaï avait enregistré l’image du « chercheur » dans le couloir du consulat suisse ! Pour savoir s’il n’était qu’un leurre envoyé par la confédération, ou une personne humaine.

Is’Khaï n’était-il entièrement qu’un trompe-l’œil imaginé par ses habitants ? La « fiction dure » selon Li’L’Dia. Un instant tenté, le « chercheur » ouvrit le champ pour cadrer la ville entière. Avant d’appuyer, il hésita.

Ses habitants mêmes existaient-ils ?

Il déplaça l’objectif vers la silhouette entrevue sur l’extrême bord du viseur, zooma sur le pêcheur qui revenait du port, détailla patiemment son curieux costume en hélice, cadra son visage.

— Êtes-vous fou ?

D’Hin Itri venait de jeter sa caméra à terre.

— Vous n’allez pas prétendre que j’aurais désintégré cet homme en le filmant. Sinon, qui créerait l’illusion ?

Le chef de la sécurité était rouge de colère.

— Ce n’est pas à un Terrien de juger de notre existence.

— Je croyais que les Qediens s’opposaient de toutes leurs forces aux mythes d’Is’Khaï.

— Oui, nous avons admis le point de vue de la confédération. Nous avons fait table rase du passé. Nous sommes devenus des bâtisseurs parce que nous croyons maintenant qu’une civilisation ne peut s’épanouir qu’en transformant la matière pour créer son environnement.

— Mais vous avez conservé le métro aérien de Qedo.

— Et bien d’autres choses encore. Avant la venue des colonisateurs, la planète entière n’était qu’un décor de rêve, quelquefois pénétrable, à d’autres moments plus résistant que la pierre. Selon les saisons, selon l’inspiration des individus, nous passions d’une qualité de l’illusion à l’autre. Les habitants d’Is’Khaï étaient les architectes de notre monde. Ceux de Qedo n’ont jamais maîtrisé cet art.

— Voilà pourquoi ce renversement de tendance. Cette alliance contre nature avec les autres peuples fédérés par la Terre. Mais vous n’êtes pas sûrs de votre choix.

— Nous voulons que la guerre cesse, la guerre intérieure.

— Alors pourquoi chercher à transformer cette île en paradis touristique ?

— Malgré les accords que notre gouvernement a passés avec les Is’Khiens, il subsiste chez eux des factions rebelles qu’il faut réduire par la force.

— Et surtout de gros intérêts privés chez les Qediens. La trêve n’est pas entrée dans les mœurs. Ce qui explique la présence de certaines ruines dans la capitale, ici l’explosion du restaurant chinois. Pourquoi ne tentez-vous pas une paix séparée ?

— Ceux d’Is’Khaï ont une imagination trop riche et des pouvoirs trop grands. Ils ne se contenteront jamais du réel.

— Alors, quel est le sens de cette petite ville étriquée, de ces constructions uniformes, de cet égout puant, de ce no man’s land sinistre ?

— Aujourd’hui c’est ainsi. Une mesure de représailles. Un acte de résistance. Dans quelques mois, si nous ne parvenons pas à réaliser la station balnéaire en projet, le décor changera totalement. Nous ne pouvons plus tolérer cette incertitude. Nous devons imposer notre vision du monde. Sinon, c’en sera fini de l’armistice que nous avons signé. Ils porteront la guerre à Qedo. Les tremblements d’air feront à nouveau de terribles ravages. Les fêtes de Fuyu Khan furent déjà particulièrement meurtrières cette année. Dans chacun des clans, des milliers de personnes ont disparu.

Sur le visage de D’Hin Itri, se lisait l’incertitude, le désarroi. D’un coup de pied, il écrasa la caméra. Le « chercheur » saisit soudain tout l’enjeu de la guerre intérieure.

— Ce n’est pas pour épouser les bienfaits de la civilisation que vous êtes devenus bâtisseurs. C’est par dépit. Le jour où la première caméra a été introduite sur Qedo par les exportateurs de la confédération, vous avez compris votre infériorité vis-à-vis des Is’Khiens. Auparavant, vous n’aviez aucun moyen de distinguer l’illusion de la réalité. Depuis que l’œil électronique a écorné le décor…

— Taisez-vous ! Ou jamais vous ne partirez d’ici !

— Les services spécialisés de la confédération me rechercheront.

— Croyez-vous qu’il soit si difficile de vous perdre.

Yamanote n’attendait aucune pitié du policier. Il ne put se retenir de le défier :

— Êtes-vous donc incapables de créer l’illusion à votre tour ? Le vin d’Is’Khaï n’est-il pas favorable au développement de ce pouvoir ?

— On vous l’a déjà dit, ce vin n’existe pas, le problème n’est pas là. Suffit ! Emmenez-le à N’Kin’w sous bonne escorte, je me charge de justifier son rapatriement sur sa planète d’origine. Sourine Tax’Hoï s’en lavera les mains.

D’Hin Itri souleva ses longs bras d’un air vague, comme s’il souhaitait éluder la responsabilité de sa décision.

Deux Is’Khiens ceinturèrent Shimbashi. Probablement des métis d’après le dessin moins géométrique de leurs traits. Il demanda :

— Si vos deux peuples se mélangeaient ? Ce serait peut-être la solution.

D’un air las, le policier le dévisagea. Il lui répondit comme à un enfant :

— Ce serait la solution si les conflits psychologiques et métaboliques qu’engendre le métissage ne condamnaient ces enfants à brève échéance. Ceux-là ne vivront plus longtemps, c’est pourquoi je les ai choisis. Qu’en penses-tu Irn’Stah ?

Le métis leva les yeux vers Yamanote et tenta de parler. Mais ses lèvres émirent des sons sans signification.

— Il ne communique que dans un sens. Voilà deux mois qu’il s’est inventé un langage imaginaire. Quant à son frère, il est déconnecté depuis bien longtemps. Ses gestes ne sont plus qu’une réplique de ceux qu’il côtoie. En phase finale, la plupart des métis disparaissent lorsqu’on les filme. Comprenez-vous pourquoi les caméras sont interdites à Is’Khaï ?

— Que comptez-vous faire de moi si je résiste ?

— Le dôme du mont Is’Khaï est une nécropole enviée.

— Pourquoi n’est-il pas naturel ?

— Pour défier les Is’Khiens. Nous avons désormais les moyens technologiques de créer l’extraordinaire.

Les policiers l’embarquèrent sans rudesse dans une capsule aménagée. Yamanote n’avait pas peur, sans doute parce que son instinct de « chercheur » l’entraînait toujours un peu en avant dans le temps et qu’il réagissait aux événements selon leur connaissance infuse.

Evénements qui se précipitèrent, comme si son destin était saisi d’urgence.

À peine l’appareil eut-il atteint les premières pentes de l’île qu’il fut ballotté par de violents tourbillons atmosphériques, puis, plaqué par une puissante gifle d’air, contraint à l’atterrissage. Sous le choc brutal, l’un des policiers fut éjecté par l’un des sas, l’autre suivit ses traces tel un missile téléguidé. Tandis que le visage de Yamanote s’écrasait contre le dossier du siège qui lui faisait face. À nouveau, il saignait abondamment du nez.

Un peu flageolant le « chercheur » s’extirpa de la carlingue. Alternativement, il essuyait ses paumes poisseuses à son pantalon, puis les recollait à ses narines pour empêcher le sang de pisser. Les deux policiers semblaient encore plus mal en point que lui. Quand il retourna leurs corps aplatis contre le sol, leurs yeux révulsés n’exprimaient que le vide. Curieusement, leurs fronts avaient chacun heurté une pierre au même endroit, causant leur mort instantanée.

Tout autour s’élevaient les tiges de graminées immenses dont le panache flamboyait dans le soleil à plus de quatre mètres. Dans ce foin pour géant, l’appareil n’était pas repérable. Des millions d’insectes couvrant la gamme des tailles, depuis l’obusier à élytres de la grosseur d’une pomme jusqu’au vibrion au bourdonnement strident, peuplaient la prairie. Pour l’instant, occupés à leurs va-et-vient codifiés, ils n’avaient pas encore repéré le « chercheur ». Mais qu’arriverait-il lorsqu’ils se décideraient à user de leurs armes ? Certains dards avaient la taille d’un petit poignard.

Comment se diriger à travers ce labyrinthe infini de tiges parallèles où le soleil disparaissait dès qu’on s’y aventurait ?

Ses croûtes de sang caillé une fois sèches, Yamanote reprit du moral. La capsule n’était peut-être pas tellement endommagée. D’un modèle courant, il était capable de la conduire. Les premiers essais ne furent guère concluants : si les propulseurs fonctionnaient, le compensateur de gravité était fichu.

Un quart d’heure plus tard, ses réflexions viraient au pessimisme le plus noir.

To’Proï et Ech’Nort jaillirent de la savane en portant son cadavre. Le « chercheur » faillit s’évanouir devant tant de réalisme. Dans cette seconde version de lui-même, aujourd’hui décédée, il était replié dans la position du fœtus, jambes repliées sous les fesses, bras serrés autour des genoux, tête enfouie dans le giron. La peau de ses mains et de ses joues était blanche comme celle d’un noyé.

— Excusez-nous d’arriver si tard, Shimbashi, mais la photo n’était pas très bonne. Un peu surexposée par le flash.

— Quelle photo ?

— Celle que notre envoyé a prise chez Stiri Unga.

— Quand j’étais caché dans le couloir d’ombre ! Vous me filiez depuis le début ?

Les deux coupables n’avaient pas l’air de plaider non.

— Mais si vous êtes assez doués pour créer un corps humain, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ici, sur place ?

— Notre puissance d’illusion repose sur le collectif. Jamais nous n’y serions parvenus à deux. Surtout en votre présence.

Ils déposèrent le cadavre de Shimbashi dans une posture plausible, face aux deux corps des Qediens péris dans l’accident.

— Voilà, D’Hin Itri se contentera de cette version de votre mort, même si elle ne correspond pas exactement à ses désirs.

Puis invitèrent le survivant à les accompagner dans la jungle linéaire. La randonnée ne fut pas monotone tant ce sous-herbe recelait de pièges : tiges aux aspérités redoutables qui lacéraient la peau, pampres écroulés formant d’infranchissables barrages, spumaires en germination instantanée qui élevaient soudain leurs monticules gorgés d’hormones venimeuses, et toujours la ronde incessante des insectes ; s’ils n’étaient pas dangereux et semblaient même ignorer les trois hommes, ils s’y heurtaient parfois de toute la force de leur vol imbécile. Les plus fragiles s’écrasaient contre le front de Shimbashi en dégoulinant d’un suint jaune. Du sol sec s’élevaient des nuages de poussière qui s’engouffraient dans les poumons.

Au bout d’une heure de ce supplice, Yamanote suggéra :

— Et pourquoi ne faites-vous pas disparaître ce champ ?

— Nous ne l’avons pas créé.

To’Proï s’était arrêté et l’attendait, tandis qu’Ech’Nort poursuivait son chemin.

— Je l’ai contrarié ?

— Non, ce n’est pas ça, un jour il a réussi à faire germer une plante nouvelle à partir d’une graine qu’il avait inventée, mais elle n’est pas parvenue à maturité. Nous ne pouvons concurrencer ce qui existe naturellement.

— Mais vous savez agir sur les éléments. Ces tremblements d’air, par exemple !

— Qui peut affirmer que nous en sommes responsables ? Ils se produisent spontanément à des instants favorables, certes, mais aucun d’entre nous n’a conscience de les susciter.

— Vous n’allez pas me dire qu’il s’agit d’une manifestation d’humeur atmosphérique. Hier, quand le restaurant chinois a sauté, tout à l’heure quand la capsule s’est abattue, c’était bien vous ?

— Ou bien Is’Khaï a de ces caprices.

Yamanote bougonna quelque chose. Il avait horreur des mystères inexplicables et de leur formulation quasi religieuse. C’est pourquoi il « cherchait ».

— Si vous commencez à prétendre qu’un dieu guide votre croisade contre le matérialisme de la confédération, laissez-moi là. Je préfère me débrouiller seul.

Ech’Nort sourit.

— Ne vous offusquez pas. To’Proï vous pousse à bout. C’est un test, comme vous dites, afin de savoir si vous n’êtes pas gangrené par une religion. Quand elles sont connues, nos pratiques attirent bien des mystiques, qui s’imaginent ainsi gagner leur part de paradis. Nous offrons seulement le choix du rêve à ceux qui le méritent.

— Surtout quand il s’agit de brasser l’air.

— C’est bien ainsi que nous l’entendons.

Bientôt, ils atteignirent le littoral où les graminées géantes rejoignaient les palmes. Dans la petite anse à marée basse, un groupe d’Is’Khiens pataugeaient dans l’eau à la recherche d’escargots marins qu’ils gobaient crus.

 

Li’L’Dia étendue sur la grève blanche qu’un soleil torride faisait fondre.

Brusquement saisi par l’ardeur du ciel et de la mer, comme surexposés, par la fatigue de la marche, soudain délivré de l’angoisse d’une mort certaine, Yamanote eut un éblouissement et s’affala sur le sable.

Quand il se réveilla, Li’L’Dia était allongée près de lui. De la plage montait une chaleur de four. Une brise fraîche venant du large courait sur son corps nu. De temps à autre, un mol affaissement de vague dessinait un paraphe d’écume, scintillant brièvement sous les étoiles. Elle posa ses lèvres à la naissance de son cou, puis glissa vers ses aisselles à petits baisers, revint à sa poitrine, descendit jusqu’à son ventre, explora son nombril de la langue, poursuivit ses effleurements en contournant son sexe, effectuant ainsi un parcours amoureux très doux, très lent qu’il subit sans réagir, envoûté par ces enchantements tactiles, soumis à ce temps subjectif du désir. Lorsqu’elle commença à mordiller son pied, Yamanote n’y tint plus et se jeta sur la jeune femme, soudain devenue inerte.

Ce cruel changement d’attitude le laissa interdit. Il observa les conques sombres de ses cheveux laqués, ses yeux clos, son visage diaphane, les formes de son corps devinées sous la chemise blanche, bien amidonnée pour lui donner une apparence géométrique. Mais sa passion était trop vive pour abandonner. Relevant le tissu qui crissa, il découvrit les cuisses nacrées, la fente épanouie et s’y introduisit.

Telle une poupée mécanique, elle entrouvrit les paupières et le défia de ses prunelles sombres, qui se craquelèrent soudain : des veinules bleu faïence se ramifiaient en étoile autour de ses iris rouges. Ce regard l’embrasa. Successivement, tous les points de son corps qu’elle avait effleurés des lèvres devinrent source de plaisir. Mille foyers d’incendie s’allumèrent dans sa chair en suivant l’itinéraire des baisers tout au long d’un cordon de désir. Yamanote, transporté par ce puissant courant d’euphorie, perdit bientôt le contrôle de ses actes. Chaque parcelle de sa peau participait à l’extase, comme s’il était devenu un gigantesque phallus glissant entre des lèvres géantes.

L’orgasme fut d’une intensité égale au foudroyant phénomène qui l’avait déclenché.

Il éjacula d’un trait sa substance cérébrale.

Le « chercheur » avait fécondé l’ovule situé au centre de ce maelström. Sans perdre la notion du soi, il partageait désormais le sort d’une nouvelle entité, accrue d’un apport génétique entièrement différent du sien. Le Terrien s’était métissé avec Li’L’Dia.

Pendant longtemps, il fut soumis à des torpeurs, s’éveillant parfois sous les coups de boutoir de la faim. Alors, il avalait à grandes lampées le liquide amniotique où il baignait, puis se rendormait pour des siècles. Plus tard, il échangea ses premiers balbutiements avec d’autres fœtus dont il déterminait mal la situation. Puis ils établirent un dialogue. Alors commença l’enseignement. Quand sa pratique de la fiction devint réalité, il comprit que la délivrance approchait. La vague qui l’avait amené au sein de ce ventre obscur, se retira, laissant son corps vagissant sur le sable.

Li’L’Dia, To’Proï, Ech’Nort et les Is’Khiens avaient disparu.

Yamanote Shimbashi se releva. La mer clapotait à ses pieds. Il avança jusqu’à la taille, se coula dans l’eau tiède et nagea vers le large. Ses muscles bien entraînés répondaient à l’effort. Il avait acquis de surcroît une résistance inhabituelle, nécessaire pour regagner Is’Khaï comme il en eut immédiatement le projet. Par étapes, il contourna l’île vers l’est, se nourrissant de fruits et de poissons.

Lorsque la capitale parut à l’horizon, le « chercheur » ne la reconnut pas : des jardins occupaient la place du vaste terrain vague qui bordait le port ; près des quais, de jolis voiliers oscillaient au vent ; quant à la ville scarabée, elle s’était développée sur les flancs de la colline, n’excluant aucune des ruptures architecturales qui fortifient l’harmonie des villes-fées.

Dégoulinant d’eau, Yamanote se hissa sur le môle. Dans le parc autrefois désolé, quelques étudiants s’entraînaient au base-ball. Il cueillit un fruit et s’assit sur un banc. Sous la peau attirante, d’un jaune orangé, la pulpe était amère. Il cracha des centaines de pépins invisibles qui la parsemaient. L’un des joueurs lui fit un clin d’œil.

— Faut pas croire que tout est idyllique dans ce paradis, le r’an’diu en est un exemple.

— Vous êtes is’khien ?

— Non, je suis de Qedo.

— Depuis longtemps ici ?

— Pas un mois.

— Et tout vous semble normal ?

— Ah ! Vous voulez parler de la guerre intérieure. Cette fois, elle est terminée. Tous les accords sont enfin appliqués bilatéralement.

— Êtes-vous sûr que ce monde est réel ? Il y a quelques semaines, ce décor n’existait pas.

— Sur Is’Khaï, les autochtones ont droit à l’illusion, pas à Qedo. Mais ces constructions fictives sont soumises à des autorisations préalables qui répondent à des critères bien spécifiés. De plus, leur existence requiert un minimum de durée. Fini le temps où n’importe qui inventait n’importe quoi n’importe quand ! Nous entrons dans l’âge adulte.

Jetant le reste de son fruit dans la poubelle suspendue au tronc d’un palmier, Yamanote se leva.

— En somme, la paix des braves.

— Normal, depuis que nous sommes affiliés à la confédération, nous nous améliorons.

Le « chercheur » fit quelques pas sur le gazon qui bruissa.

— Eh ! Vous n’allez pas vous balader comme ça. L’époque des bons sauvages est terminée.

Il avait oublié sa nudité.

— Mes affaires sont au Mai Hira.

— Je vais vous prêter mon peignoir, sinon la police touristique ne vous laissera pas atteindre l’hôtel.

En passant la toge brune au tissu empesé qui l’englobait dans un trapèze, Yamanote eut le sentiment de revêtir sa tenue d’initié.

— Merci, vous le retrouverez à la réception.

— De rien. Toujours content d’aider un étranger.

Le restaurant chinois avait réinséré sa place, imbriqué dans un complexe de loisirs. Le portier du Mai Hira l’accueillit sans aucune stupéfaction.

— Votre chambre sera prête dans quelques minutes, si vous voulez attendre, dit-il en lui tendant la clef.

— On ne vous a pas dit que j’étais décédé.

— C’est une mauvaise plaisanterie de votre part, monsieur. Les Is’Khiens sont navrés qu’un de vos compatriotes soit mort dans un accident de capsule. Mais ce n’est arrivé qu’une fois.

La configuration des chambres avait été modifiée ; chacune bénéficiait maintenant de quatre murs bien étanches. Shimbashi se dirigea vers la nouvelle salle de bains pour prendre une douche, ôter l’odeur de mer qui lui collait au corps. Passant devant la glace, il s’arrêta net : cette face blanche qui le dévisageait n’était pas la sienne.

Ou bien sa physionomie avait été soumise à des transformations radicales. Plus rien du type japonais qui faisait autrefois sa fierté, de ses paupières bridées, de ses pommettes saillantes, de sa tignasse raide et noire. Ses traits avaient été brossés à la manière d’un Terrien idéal : œil gris bleu, cheveux châtain clair et frisés, front dolichocéphale, peau claire, nez épaté, lèvres charnues. L’homme invisible.

Par l’interécran, il chercha les adresses de ses amis d’Is’Khaï. Elles n’y figuraient pas. Il appela D’Hin Itri.

— Ah ! monsieur Yan Tamone ! Heureux de vous voir, j’ai les documents que vous croyiez volés, votre passeport, vos cartes d’affiliation. Quelqu’un les a retrouvés près de la plage. Vous avez dû les oublier. Rien ne manque. Je vais vous les faire porter.

— Je peux venir, si vous voulez.

— Désolé, je n’ai absolument pas le temps de vous attendre. Depuis la paix, vous savez, les touristes débarquent par légions. Paradoxalement, j’ai plus de travail qu’autrefois.

— Connaissez-vous un Is’Khien de souche, To’Proï, ou son ami Ech’Nort ? Je les ai rencontrés il y a quelques jours et je voudrais les revoir.

— Désolé, non.

— Comment se fait-il que leurs noms aient disparu du fichier ?

— C’est impossible, chacun est recensé sur l’île. Vous avez mal entendu. Avec ces patronymes barbares !

— J’insiste, ma mémoire est fidèle.

— Sans doute s’agit-il alors des dernières victimes du « Fuyu Khan ». Les noms de ces malheureux ont été supprimés des fichiers. Pour ne pas rallumer la guerre, désormais, ces fêtes sont interdites. Allez, au revoir, monsieur Yan Tamone. Et bon retour sur Terre.

Le « chercheur » comprit que sa mission était terminée pour Is’Khaï. Depuis la fin des tremblements d’air, les liaisons aériennes permettaient d’atteindre Qedo en quelques heures.

Dans la capitale, le monorail circulaire de l’aérotrain s’était effacé du ciel. Yamanote loua une capsule individuelle. En arrivant à Gaw Shin, il reconnut immédiatement le consulat de Suisse. Ici, rien n’avait changé, ni la « bulle de montre » qui servait d’enseigne aux services de renseignements de la confédération, ni Stiri Unga. Ce dernier s’écria :

— Yan Tamone, quel plaisir !

Et cette fois, lui serra la main sans aucune réticence.

— Vous ne me trouvez pas changé ?

— Un peu pâlot, mais en pleine forme. Ah ! je suis content de vous voir ! Si vous saviez toutes les difficultés que j’ai eues à débloquer votre chargement de vin d’Is’Khaï. Enfin, c’est fait, les conteneurs sont embarqués sur le cargo. Vous voyez, je suis tellement heureux que j’en oublie même votre caprice pour ces quelques hectolitres de flotte, quelle importance !

— Maigre consolation, ma mission est un échec.

— Plus que modeste avec ça ! Vous trouvez que la paix ne suffit pas.

— À quel prix ?

— J’ai câblé au Centre. On vous attend là-bas avec la fanfare. Et croyez-moi, si pour des raisons diplomatiques personne ne vous dresse un monument à Qedo, dans ma mémoire, il s’érigera.

— En somme, le sacrifice d’une ethnie vaut bien un socle.

— Ne plaisantez pas, c’est grave. Les Is’Khiens ne se sont pas sacrifiés, ils se sont rendus à la raison. Voilà l’effet magique de la confédération. Que vous servez, comme moi. Et bien mieux que moi.

Yamanote n’éprouva pas le besoin de se mettre en colère. Il fit ses adieux à Stiri Unga et retourna à l’hôtel Prince.

Malgré deux doses de drogue au cours de la nuit, le rêve-implant ne se manifesta plus.

Au matin, néanmoins, il lui sembla que sa chambre avait changé de couleur. De jaune à l’origine, les murs avaient viré au bleu-vert.

Mais le « chercheur » n’aurait pu en jurer. La veille au soir, il s’était couché dans le noir, après un sérieux abus de bon vieil alcool terrien.

Le voyage de retour s’accomplit normalement. Enjouées, les félicitations de ses supérieurs n’atteignirent pas le dithyrambe. Après tout, Qedo n’était pas un pion important sur l’échiquier des conquêtes planétaires. Personne ne lui fit la moindre remarque sur son changement complet de physionomie. Tous lui tapaient cordialement sur l’épaule en l’appelant Yan Tamone.

De retour dans son bungalow d’Okinawa, les trois conteneurs de vin d’Is’Khaï l’attendaient. Yamanote sortit de son placard une petite coupe de bois laqué et y versa trois doigts de liquide.

Sans odeur.

Une gorgée.

Ni d’autre saveur que la sienne.

En lui bruissèrent les vagues, s’agitèrent les palmes. La voix de tout un peuple s’exprima. C’est sur Terre même que ceux d’Is’Khaï l’avaient délégué pour porter la guerre intérieure.

Désormais, fort de ses nouveaux talents mystificateurs, Yamanote combattrait pour opposer la « fiction dure » à la subjectivité équivoque du réel, imposée par l’ordre social. Sinon, le pouvoir absurde de la raison instauré en principe figerait à jamais les êtres vivants dans un rôle de dieux stériles. Il fallait à tout prix empêcher l’expansion de ce dogme mortel à travers la galaxie.

Une brusque envie d’uriner. Dans la glace au-dessus du lavabo, son image s’effaça. Le métissage s’était accompli.

Le « chercheur » entrait dans la clandestinité.

Li’L’Dia étendit vers lui son long bras blanc.